Propos recueillis par Christopher Beaulieu (Université Laval).
Le premier juillet 2024, Thierry Giasson complète une mission de plus de dix-sept années à titre de chercheur principal du Groupe de recherche en communication politique (GRCP). Ému, mais encore animé par les sujets abordés par son équipe de recherche et assurément très fier du travail accompli, le scientifique s’apprête à passer le flambeau. Je lui ai posé quelques questions sur la fondation du GRCP et les enjeux soulevés par sa recherche, mais aussi sur les opinions et visions plus personnelles de cet homme dont les perspectives sont à la fois riches et éclairantes. Fidèle à l’impression qu’il laisse à toutes et tous, il s’est révélé sans détour et authentique.
Q1. Comment la recherche en communication politique peut-elle contribuer à consolider la vie politique des démocraties libérales ?
D’abord, c’est important d’étudier ces questions-là : de comprendre comment la communication s’inscrit dans les démocraties, dans les régimes politiques. Parce qu’il y a de la communication en démocratie, mais il y a aussi de la communication dans d’autres types de régimes. Dans des régimes autoritaires, dans des dictatures et dans des démocraties non libérales (ou illibérales[1]), mais où il y a néanmoins des élections pour des chambres de représentation. La communication joue un rôle central en politique. Elle permet à ceux et celles qui veulent prendre le pouvoir de se présenter à ceux et celles qui votent ou à ceux et celles qui assurent la pérennité du pouvoir et du système politique. En démocratie, ce sont les citoyens et les citoyennes qui votent.
La communication est utile, puisqu’en démocratie, pendant les élections, elle poursuit l’objectif premier de fournir de l’information aux gens pour les aider à prendre une décision éclairée. Ce qui est déterminant ! Elle a aussi pour objectif, entre les élections, d’assurer que les gens puissent amener les gouvernements à rendre des comptes. Les gouvernements doivent rendre des comptes, c’est-à-dire qu’ils doivent expliquer leur travail et doivent justifier leurs efforts. Cela se fait par des activités de communication. Donc, la communication est fondamentale en politique. Il n’y a pas de politique sans communication. Étudier la communication dans l’espace politique sur des questions politiques, de même que la médiatisation -la manière dont les médias relatent la politique, c’est fondamental dans des régimes démocratiques. C’est aussi important de le faire dans d’autres types de régimes où il y a aussi des médias d’information ou de propagande et où il y a des activités de communication qui peuvent s’apparenter davantage à des activités propagandistes ou de désinformation. C’est ainsi important d’étudier la communication politique, parce que ça fonde, surtout en démocratie, le fonctionnement du système, qui repose sur la capacité des citoyens et des citoyennes à accorder leur vote de manière éclairée à des gens qui leur font des propositions de gouvernance, des propositions de politiques publiques. En étudiant la communication politique, on est capable de comprendre le fonctionnement des démocraties et, plus largement, de comprendre le fonctionnement de l’ensemble des régimes politiques.
Q2. Comment la recherche a-t-elle évolué depuis dix-sept ans ? Quelles sont ses perspectives pour les prochaines décennies ?
Il y a dix-sept ans, je dirais que la composante numérique n’était pas encore très centrale dans notre recherche. Il y a toujours eu des chercheurs et des chercheures qui se sont penchéEs sur la manière dont les transformations technologiques affectent la communication, puis ultérieurement, les régimes politiques. Mais je dirais que, lorsque l’on a commencé il y a dix-sept ans à faire nos travaux, on était tous et toutes beaucoup encore branchéEs sur les grands médias traditionnels et la manière dont les citoyens et les citoyennes, les électeurs et les électrices, s’informaient traditionnellement par le biais de ces grandes organisations médiatiques. Déjà, nous étions alors en présence d’une première vague de changements où les grands médias traditionnels étaient tous passés en ligne. Entre-autres pour des raisons financières : ils voyaient clairement que leurs auditoires étaient en déclin et que leurs revenus publicitaires déclinaient aussi. Donc, ils essayaient d’aller offrir des produits informationnels là où les gens étaient. Ainsi, il y a dix-sept ans, quand on a commencé au GRCP, on n’était pas encore autant engagés dans l’étude des phénomènes des communications numériques. Depuis au moins douze ou treize ans, on est à fond dans ça ! Un très gros contingent de notre recherche porte sur la manière dont l’information numérique et les stratégies numériques de communication politique s’exercent et se construisent, comment les données sont mobilisées par les partis politiques ou par des organisations citoyennes pour faire de la représentation auprès des populations. C’est un axe sur lequel nous sommes collectivement très mobilisés, en gardant toujours un œil sur les pratiques des médias traditionnels.
Notre thème porteur, c’est la médiatisation du politique[2] : il nous amène à étudier la manière dont les logiques des médias influencent la pratique de la politique, influencent la communication des acteurs et des actrices politiques, mais aussi la communication des citoyens et des citoyennes, ainsi que les pratiques communicationnelles des journalistes et des grands médias. Progressivement, on s’est aussi intéressés aux logiques des médias numériques. Au départ, ces derniers avaient des logiques qui étaient un peu contradictoires avec les pratiques ou les logiques qui animaient le journalisme politique traditionnel. Autrefois, on donnait le temps aux journalistes de faire de la recherche en profondeur, d’élaborer des sujets avec davantage de recherche où la vérification était très importante. Puis le numérique a imposé l’instantanéité. D’abord une accélération de la production d’information, puis une instantanéité. On est d’ailleurs beaucoup dans l’instantané maintenant. Même si les médias traditionnels d’information font encore du reportage : c’est ce qui les distingue de l’information citoyenne véhiculée en ligne ! Les journalistes ont quand même encore ce principe de la vérification qui guide leur travail. Donc, ils veulent s’assurer que l’information, en contrôlant différents points de sources distinctes et qui finissent par dire la même chose, de livrer une information qui est plus solide que les rumeurs ou d’autres produits informationnels qui circulent sur les plateformes numériques. Aujourd’hui, au GRCP, on est beaucoup sur le numérique. On s’intéresse aussi aux représentations, on s’intéresse aux stratégies et aux pratiques de la communication, puis on les regarde beaucoup par les lorgnettes des acteurs et des actrices qui sont engagéEs dans la dynamique de communication politique. Qui pour nous, au GRCP, n’est pas que la communication des partis politiques. Dans d’autres pays, quand on parle de communication politique (en France, par exemple, d’où je reviens d’un long séjour de recherche), ils ont de la difficulté à comprendre ou à accepter que, lorsque l’on parle de communication politique, on ne réfère pas qu’à la communication des partis politiques ou des gouvernements, mais plutôt à une dynamique à trois acteurs qui engagent des échanges d’informations ou de communications sur des enjeux politiques. Cela comprend bien évidemment les acteurs politiques institutionnels, mais aussi les citoyens et les médias d’information. Donc, selon notre définition, le journalisme politique, d’une certaine façon, c’est aussi de la communication politique. Ça s’inscrit dans une dynamique d’échange d’informations à trois pôles. On engage nos travaux sur chacun de ces trois groupes d’acteurs et d’actrices. On regarde la manière dont les relations entre eux et elles s’inscrivent dans les médias traditionnels, dans l’espace public et dans les médias numériques.
Pour ce qui s’en vient, ce que je vois apparaître comme une question importante, c’est tout ce qui touche potentiellement à l’impact de l’intelligence artificielle du numérique sur la qualité et la véracité de l’information à laquelle les gens vont avoir accès. Ça fait partie des questionnements qui animent un certain nombre d’équipes de recherche : cette idée qu’à cause des outils d’intelligence artificielle, on se retrouve confrontés régulièrement à des exercices de désinformation très difficiles à distinguer et à relever. C’est une préoccupation importante, parce que ça peut avoir une incidence sur les pratiques informationnelles des citoyens et des électeurs, les informations auxquelles ils ont accès, puis toute leur prise de décision et leur vote. Je dirais que nous avons une attention qui est assez marquée sur cette question-là. La désinformation, depuis une dizaine d’années, c’est une question vraiment clé en communication politique et pour les collègues du GRCP.
Q3. Certaines autrices et certains auteurs pensent que nous sommes entrés dans une ère post-factuelle en politique, où les faits véritables sont moins importants que la perception qu’on en a ou le sens qu’on peut leur accrocher. Adhérez-vous à cette idée et comment faire pour changer les paradigmes de cette évolution sociale ?
Il y a des termes qui circulent dans le milieu de la recherche qui s’apparentent plus à du « marketing » ou des formules chocs que déploient des chercheurs et de chercheuses. Je pense que, quand on réfère plutôt à la désinformation, on loge dans un univers conceptuel qui est reconnu : comme je le disais précédemment, c’est une préoccupation importante qui existe en recherche. C’est une réalité qu’on doit étudier et qui est justement étudiée par plusieurs personnes au GRCP. C’est une réalité qui teinte aussi les partis politiques en démocratie. Par exemple, même s’ils ne voudront jamais le reconnaître, elle teinte certaines de leurs réflexions stratégiques. Les partis politiques vont publiquement dire qu’ils sont très préoccupés par ces questions-là, mais ils ne luttent pas spécifiquement et clairement pour établir des politiques publiques qui permettent de les encadrer ou de les limiter. Il ne faut pas oublier que les politiciens et les politiciennes sont d’abord des citoyens et des citoyennes à qui on délègue notre pouvoir politique -car il appartient d’abord aux citoyens et aux citoyennes. Donc on leur a accordé notre confiance pour exercer notre pouvoir en notre nom collectif. Mais il n’en demeure pas moins que, dans certains contextes, les gens que l’on a mandaté pour gouverner à notre place abusent de ce pouvoir. Ça c’est préoccupant. Dans certains États, des acteurs ou des actrices politiques, politiciens ou politiciennes, qui se disent préoccupéEs par ces phénomènes-là, n’agissent pas. Et on ne comprend pas pourquoi ils et elles n’agissent pas. Moi, ça me préoccupe. Parce que nous ne sommes pas dans des régimes dictatoriaux ou totalitaires, nous sommes en démocratie !
Peut-être que les solutions sont difficiles à envisager. Peut-être que le fait d’agir dans des mandats de quatre ans est trop court pour essayer de régler ces problèmes. Mais c’est préoccupant de voir qu’au Canada, au Québec ou aux États-Unis, la classe politique n’agit pas sur ces questions déterminantes pour l’avenir de la démocratie. Ce sont plutôt des organisations de la société civile qui se donnent pour mission de protéger les citoyens et les citoyennes de ces enjeux-là. Parfois avec l’aide du gouvernement, par le billet de subventions. Mais on n’a pas de politique publique claire de lutte à la désinformation. Ça n’existe pas chez nous. Je pense qu’on peut se demander pourquoi et essayer de comprendre pourquoi. C’est préoccupant, je pense, de voir l’inaction de nos dirigeants et de nos dirigeantes sur ces questions. J’ai l’impression que ce sont des réalités qu’ils et elles ont de la difficulté à saisir. C’est trop abstrait pour eux. Ça leur fait peut-être très peur aussi, préférant se dire que ça n’arrivera pas chez nous ou qu’« on agira si ça arrive ! ». Donc on n’est pas dans une démarche très proactive. On est toujours dans des exercices de réaction. Et c’est problématique, parce que ça n’envoie pas - par exemple, à des États ou des acteurs politiques internationaux qui agissent de façon plus ou moins transparente pour mettre en place des activités de désinformation ou faire de l’ingérence - le signal qu’on prend ça au sérieux et qu’on va lutter contre ces initiatives-là. Moi, je trouve ça préoccupant. À titre de citoyen, je ne suis pas convaincu que nous disposons actuellement de la classe politique dont nous avons réellement besoin pour faire face à ce énorme défi.
Q4. Une dernière question naissant de mes préoccupations personnelles et peut-être orientée vers vos intuitions personnelles aussi, avant d’en aborder d’autres donnant plus de place à vos lumières concrètement acquises dans l’expérience de la recherche. Les exigences académiques sont grandes pour les étudiants et les étudiantes aux cycles supérieurs, et les occasions d’élargir le spectre des intérêts de recherche sont abondantes, accessibles. Mais la participation aux activités académiques extracurriculaires semble parfois difficile à dynamiser. La relève scientifique dans les départements d’aujourd’hui est-elle peut-être moins curieuse ou moins passionnée ou simplement surchargée ?
Je pense qu’elle est surchargée, parce qu’on ne finance pas bien les études universitaires au Québec et au Canada. Nous avons des étudiants et des étudiantes qui ne sont pas boursiers ou boursières et qui ont des dossiers extraordinaires, qui font de la recherche importante. Mais parce qu’on n’a pas suffisamment de financement pour leurs études, ils et elles doivent travailler. Donc ils et elles travaillent, font des études à temps plein, tentent de développer un CV académique ou scientifique de fort calibre, font de la recherche, publient et s’engagent mais, en définitive, ils et elles n’ont seulement que vingt-quatre heures dans une journée.
Ils et elles ont aussi une vie personnelle ! Plusieurs étudiants et étudiantes font des retours aux études. Depuis la pandémie à COVID-19, nous avons connu une augmentation d’étudiants et d’étudiantes qui reviennent aux études supérieures, à la maîtrise ou au doctorat. Des gens qui se trouvent parfois dans des situations de conciliation de travail-études ou études-famille. On ajoute alors un autre niveau de complexité avec lequel ils et elles doivent composer. J’arrive d’un séjour de trois mois dans un très gros laboratoire en France où il y avait une trentaine d’étudiants et d’étudiantes au doctorat, de postdoctorants et de postdoctorantes, que j’ai côtoyéEs régulièrement et qui sont engagéEs aussi en recherche, mais qui ont une vie, font autres choses à côté. Puis je pense que c’est important de faire ça !
Quand je regarde notre équipe, je trouve que nos étudiants et nos étudiantes se mobilisent. Ceux et celles qui comprennent l’importance des activités que l’on met à leur disposition -qu’il s’agisse de cycles de conférences, de séminaires, de formations, ils et elles y viennent; ils et elles y prennent part. Notre objectif aussi, derrière ces activités-là, ça n’est pas juste de forcer les étudiants et les étudiantes à venir écouter des gens qui leur parlent de leurs recherches. Ni de les forcer à venir parler de leurs propres travaux de recherche. C’est aussi de leur permettre de socialiser entre eux et entre elles, de créer un réseau scientifique avec lequel ils et elles vont construire leur carrière professionnelle et avec lequel ils et elles vont initier des collaborations. On finance leurs déplacements et on paie plusieurs choses. Ça fait partie de notre programme au GRCP. C’est important pour nous de faire ça ! On développe des formations et des activités qui leurs sont destinées, on les invite et on paie leurs dépenses. Mais encore, parfois, ça n’est juste pas possible : aux dates où les activités se tiennent, des étudiants et des étudiantes ne sont simplement pas disponibles. Ils et elles ont d’autres obligations avec leurs enfants ou leurs parents. Peut-être sont-ils ou sont-elles proches aidantEs ? Moi, je ne veux pas les juger. Je les vois, mes étudiants et mes étudiantes -j’en encadre une dizaine à la maîtrise et au doctorat : je vois à quel point ils et elles sont engagéEs. D’abord dans leur propre travail. Mais certains et certaines, qui sont par exemple au doctorat et qui ont d’excellents dossiers, ne sont pas boursiers ou ne sont pas boursières. Ça les force à travailler à côté de ça. Donc, c’est évident que si ils ou elles font dix heures de travail à côté pour leur permettre de vivre et de payer leurs études, c’est majeur. Parce que, contrairement à la France, ici il faut payer pour faire des études doctorales ou de maîtrise !
Donc, il y a un problème de financement des études, je pense, au Québec : on n’a pas suffisamment de bourses d’étude pour de très bons étudiants et de très bonnes étudiantes. On en a plein parmi eux et elles qui sont financéEs, mais on n’a pas suffisamment de financement pour d’autres, qui arrivent parfois juste sur le fil. Et on n’a pas assez de financement pour les étudiants internationaux et les étudiantes internationales non plus. Beaucoup d’entre eux et elles veulent venir étudier chez nous parce que, d’une part, les universités québécoises les encouragent à venir étudier chez nous et, d’autre part, parce qu’ils et elles savent que la qualité de la formation reçue est excellente. Ils et elles veulent venir travailler avec nous, mais nous ne disposons pas des ressources au Québec ou au Canada pour les financer correctement. Ça c’est un problème. J’entends, par exemple, le gouvernement dire « Ça n’est pas aux Québécois et aux Québécoises de financer les études des personnes à l’international. ». C’est une lecture à très courte vue, parce qu’une majorité de ces étudiants-là et ces étudiantes-là veulent rester ici après avoir obtenu leur diplôme. Ils et elles vont ensuite faire bénéficier la société québécoise du savoir qu’on leur a enseigné. Donc, ça n’est pas vrai que la majorité des étudiants internationaux et des étudiantes internationales que nous formons ici s’en retourne chez elle après. Plusieurs d’entre eux et plusieurs d’entre-elles veulent rester ici ! Parce que dans cette période-là, ils et elles vont rencontrer des conjoints ou des conjointes ou ils et elles vont fonder une famille. Donc, c’est un investissement que nous faisons dans notre société quand l’on finance bien la recherche universitaire, quand l’on finance bien les études universitaires, incluant pour les étudiants internationaux et les étudiantes internationales.
Q5. En « rembobinant » l’histoire du GRCP, quelles sont les qualités d’un bon chercheur principal pour qu’il assure le leadership de son groupe de recherche ?
Je ne sais pas quelles ont été mes qualités pour faire ça. Je vais donc prendre votre question dans un autre sens. Je pense que j’ai créé le GRCP parce que j’ai été formé dans des équipes de recherche, à travailler en équipe. J’ai été formé par plusieurs personnes en même temps. J’ai bénéficié de plusieurs points de vue en même temps. C’est ce que je voulais recréer lorsque je suis arrivé au Département d’information et de communication de l’Université Laval. Je suis arrivé en connaissant très peu de gens. J’avais une seule collègue que je connaissais en communication : Colette Brin[3]. Je connaissais quelques collègues en science politique aussi. J’ai fait mon Ph.D. à l’Université de Montréal dans une grosse équipe de recherche où on donnait aux étudiants et aux étudiantes beaucoup travail de recherche à faire : des tâches importantes, qui ancraient ou fondaient la recherche des chercheurs et des chercheuses qui travaillaient au sein de l’Étude électorale canadienne[4].
Je voulais recréer cette dynamique, mais à l’échelle de la communication politique. Donc, quand je suis arrivé à l’Université Laval, Colette Brin était déjà là. Frédérick Bastien[5] a été embauché à la fin de ma première année, puis l’année suivante, Pénélope Daignault[6] est arrivée. J’ai aussi fait la connaissance d’une autre collègue, Guylaine Martel[7], qui travaillait sur l’image des personnalités publiques dans une approche goffmanienne[8]. Elle travaillait entre autres sur la personnalité médiatique des politiciens et des politiciennes. Donc, à nous cinq, nous avons fait une première demande de financement à notre faculté pour avoir un budget de démarrage. Progressivement, d’une année à l’autre, ça a évolué, puis on a fait une première demande de financement au FRQSC pour une équipe interuniversitaire qui n’a pas été financée. Alors, nous avons décidé de réduire la portée de la demande et de commencer plus petit, à l’Université Laval. On a obtenu alors l’année suivante, en 2010, notre premier financement au programme de soutien aux équipes de recherche du FRQSC. Et nous avons intégré progressivement d’autres collègues d’ailleurs avec qui on collaborait ou avec qui on voulait collaborer éventuellement. Mireille Lalancette[9], qui me remplacera comme chercheuse principale dans quelques jours, a été la première issue d’une autre université. Ensuite, Marc Bodet[10] s’est joint à l’équipe, vers la fin du financement de démarrage. Quand on a fait notre premier renouvellement de demande de financement, on a intégré un développeur Web. Il y avait aussi déjà Tania Gosselin[11], qui était à l’UQAM en science politique. Frédérick Bastien a ensuite migré vers l’Université de Montréal. Il y avait aussi Olivier Turbide[12]. Stéphanie Yates[13] s’est aussi jointe à nous rapidement. Ça a très vite progressé. Nous sommes maintenant 22 professeurs-chercheurs, plus de 80 étudiants-chercheurs et une douzaine de chercheurs associés hors-Québec au GRCP. Nos membres sont présents dans 10 universités au Québec. Et depuis 2010, nous sommes financés sans arrêt par le FRQSC. Je trouve que c’est une belle réalisation. Ce n’est pas ce à quoi je m’attendais en 2007, mais cette croissance s’est déroulée naturellement.
Moi ce que je voulais faire, c’est de créer un espace de formation où les étudiants et les étudiantes n’allaient pas être seulEs, où ils et elles allaient pouvoir travailler sur nos projets, tout en travaillant sur leurs projets, et où ils et elles allaient pouvoir socialiser entre eux et elles. Donc c’est un peu comme ça que le GRCP est né. Je pense qu’il faut aimer travailler en équipe. Moi, je suis un gars d’équipe : j’aime travailler en équipe. Je trouve ça agréable et ça me nourrit beaucoup. Je dirais que les valeurs importantes que je portais, ce sont celles du travail d’équipe, de collaborer. L’ouverture théorique et méthodologique aussi : comprendre qu’il n’y a pas qu’une façon d’étudier les phénomènes de communication politique, qu’on peut les étudier dans une perspective plutôt politologique, dans une perspective plutôt psychologique, dans une perspective plutôt communicationnelle; de déployer des méthodes quantitatives ou qualitatives, computationnelles ou mixtes. Moi, c’est toujours ça qui m’a porté. J’avais beaucoup de difficulté avec les « chapelles » idéologiques, avec les gens qui dénigrent le travail des autres. Je n’ai jamais vraiment compris ça. Pour moi, c’était important que ça ne soit pas comme ça dans notre équipe. Très vite, je me suis entouré de gens qui partageait avec moi cette vision d’ouverture et collaboration. Parfois, ils ou elles n’étaient pas pleinement à l’aise avec tout ce qui se faisait dans l’équipe, mais ils ou elles étaient ouverts à ce que des collègues ou des étudiants ou des étudiantes développaient.
Nous travaillons sur des phénomènes qui sont très complexes : avoir une diversité de perspectives théoriques et d’approches méthodologiques nous permet d’aborder ces problématiques complexes et de les comprendre mieux, sous plusieurs facettes. Ça c’était important aussi ! La diversité méthodologique, la pluralité théorique : c’est au cœur du projet. Et ça, je portais ça. Cette ouverture-là, je pense que c’est quelque chose qui m’anime. De même que l’importance du travail en équipe; du soutien mutuel que ça nous apporte; de l’ouverture; aussi du respect des approches et du travail des autres. Puis au-delà, la volonté de comprendre le travail de l’autre et de voir comment il est utile pour son propre travail et pour comprendre des problématiques qui sont complexes.
Q6. De quelle réalisation êtes-vous le plus fier ?
Ce dont je suis le plus fier, c’est d’avoir fondé le GRCP ! Et qu’il existe encore aujourd’hui ! On intègre de nouveaux chercheurs ou de nouvelles chercheures en approchant des gens avec qui on développe des collaborations ou avec des gens qui ne sont pas liées à l’équipe. Je vois qu’ils et elles sont enthousiastes lorsque je leur présente une invitation à se joindre à nous.
J’ai toujours de la difficulté à saisir quelle est la portée de mon travail et quelle est la portée de notre équipe… Jusqu’à ce que je rencontre des gens et que je les entende parler de nous. Et parfois, j’ai de la misère à le croire ! À mes yeux, nous sommes encore la même petite équipe ! Je viens pourtant de passer trois mois dans un labo qui est reconnu à travers la France et le monde, mais dont le membership est beaucoup plus restreint comparativement au nôtre. Quand je leur dis que je dirige un labo de vingt-deux profs et où près de cent étudiants et étudiantes sont inscritEs dans des programmes de maîtrise et de doctorat dans dix universités, les gens sont impressionnés ! Je suis très fier de ça ! C’est une communauté qui n’existait pas il y a dix-sept ans. Nous étions quelques chercheurs et chercheures à s’intéresser aux phénomènes de communication politique au Québec. Puis au Canada, il y en avait peut-être cinq autres.
Ces gens-là collaborent maintenant avec nous : ils et elles sont chercheurEs associéEs à l’équipe. Bien sûr, tout le monde ne travaille pas avec nous non plus. Y’a des gens qui ont une opinion moins positive de notre équipe, qui peuvent ne pas nous trouver suffisamment ouvertEs. Mais je vois en général, lorsque nous invitons des collègues qui rayonnent beaucoup à se joindre à nous, qu’ils et elles sont touchéEs par notre invitation et acceptent d’emblée !
J’apprécie de voir que ce que j’ai conçu, ce que j’ai pensé et ce que j’ai mené avec mes collègues, pendant dix-sept ans, demeure encore attractif. Qu’il s’agit d’un lieu de formation qui inspire les gens et où ils et elles ont envie de travailler. Je trouve ça fantastique ! Je suis très fier de ça ! Si ma carrière scientifique s’arrêtait là, je pourrais dire que j’ai fondé le GRCP et on reconnaîtrait la valeur de cette contribution. Ça me touche et ça me comble.
Q7. Concernant le GRCP, est-ce qu’un souvenir en particulier, plus que d’autres, restera toujours gravé dans votre mémoire ?
Il y en aurait quelques-uns ! Je dirais, en premier lieu : il y a dix ans, j’étais dans un train et je revenais de l’Université d’Oxford où j’avais présenté une conférence devant très peu de monde, au Oxford Internet Institute (OII)[14]. Je suis sorti de là me demandant pourquoi j’y étais allé. Quelques minutes plus tard, dans mon train de retour, j’ai reçu un courriel m’annonçant le renouvellement de notre financement. Ça avait été un beau moment ! Je pense qu’il s’agissait de la première demande où on parlait de médiatisation du politique. C’était génial, j’étais dans le train et Frédérick Bastien m’avait envoyé un courriel très tôt m’annonçant la bonne nouvelle. Ça m’a fait vite oublier le passage à Oxford.
En deuxième lieu, je mentionnerais le premier atelier international qu’on a organisé à l’Université Laval : je m’en souviens très bien ! Même des échanges que j’ai eu avec plusieurs chercheurEs sur leur appréciation de la formule de l’atelier international. C’est un événement très apprécié par nos conférenciers et nos conférencières invitéEs et qui m’en reparlent toutes et tous très positivement lorsque nous nous recroisons à d’autres moments.
Je me souviens aussi de la première réunion que Colette Brin et moi avons eu avec nos étudiants chercheurs et nos étudiantes chercheuses à l’Université Laval, au Pavillon Louis-Jacques-Casault. C’était le premier projet sur lequel nous allions travailler comme « GRCP ». Il portait sur la couverture médiatique des accommodements raisonnables[15]. C’est aussi un beau souvenir.
Il y en a plusieurs, mais ces trois moments-là sont de très beaux souvenirs ! Ils sont très importants pour moi!
CB : Merci beaucoup pour la générosité de vos réponses et de votre temps consacré à cette entrevue !
[1] Concept étudié par Marlène Laruelle (George Washington University). Il définit un univers idéologique qui fait la critique du matérialisme, de l’athéisme, ainsi que de l’individualisme des sociétés néolibérales. Il sert à délégitimiser des opposants politiques et à justifier des États qui « dévient » des normes sociales et des engagements internationaux basés sur les valeurs associées au libéralisme. Il est associé à des propositions politiques qui favorisent la majorité, l’homogénéité culturelle, les traditions hiérarchiques et un souverainisme centré sur l’État-nation. Informations tirées de : Laruelle, Marlène, 2022, « Illiberalism: A Conceptual Introduction », East European Politics, vol. 38, no. 2, pp. 303 à 327, DOI : 10.1080/21599165.2022.2037079. Site Web Illiberalism Studies Program : https://www.illiberalism.org/illiberalism-conceptual-introduction/ [Page consultée le 2024-06-01].
[2] Le concept est central aux axes de recherche du GRCP. Il réfère à « l’ensemble des transformations générées par les médias dans les relations entre les acteurs (citoyens, partisans, personnalités publiques, organisations (non) gouvernementales) et les institutions politiques ». Groupe de recherche en communication politique, « Axes de recherche », 2024, URL : https://www.grcp.ulaval.ca/a-propos [Page consultée le 24 juin 2024].
[3] Professeure au Département d’information et de communication de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université Laval. Voir : https://www.grcp.ulaval.ca/equipe/colette-brin .
[4] Étude électorale canadienne : enquête statistique de grande envergure menée auprès des citoyens et des citoyennes du Canada lors de chaque année électorale depuis 1965. CES-EEC, « Page d’accueil », 2024, URL : http://www.ces-eec.ca/fr/page-daccuil/, [Page consultée le 23 juin 2024].
[5] Aujourd’hui professeur au Département de science politique de la Faculté des arts et des sciences de l’Université de Montréal. Voir : https://www.grcp.ulaval.ca/equipe/frederick-bastien .
[6] Professeure au Département d’information et de communication de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université Laval. Voir : https://www.flsh.ulaval.ca/notre-faculte/repertoire-du-personnel/penelope-daignault .
[7] Professeure au Département d’information et de communication de la Faculté des lettres et sciences humaines de l’Université Laval. Voir : https://www.flsh.ulaval.ca/notre-faculte/repertoire-du-personnel/guylaine-martel .
[8] Erving Goffman est un représentant majeur de l’École de Chicago dont les travaux ont contribué à lier la construction de l’identité, la communication et l’interaction sociale dans une approche dite naturaliste. Pasquier, Sylvain, « Erving Goffman : de la contrainte au jeu des apparences », Revue Mauss, 2003, vol. 2, no. 22, pp. 388 à 406.
[9] Professeure au Département de lettres et communication sociale de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR). Voir : https://www.grcp.ulaval.ca/equipe/mireille-lalancette .
[10] Professeur au Département de science politique de la Faculté des sciences sociales de l’Université Laval. Voir : https://www.fss.ulaval.ca/notre-faculte/repertoire-du-personnel/marc-andre-bodet .
[11] Professeure au Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Voir : https://www.grcp.ulaval.ca/equipe/tania-gosselin .
[12] Professeur au Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Voir : https://www.grcp.ulaval.ca/equipe/olivier-turbide .
[13] Professeure au Département de communication sociale et publique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Voir : https://www.grcp.ulaval.ca/equipe/stephanie-yates .
[14] Oxford Internet Institute (OII) : département multidisciplinaire de l’Université d’Oxford consacré aux sciences sociales en relation avec Internet. Voir : https://www.oii.ox.ac.uk/ .
[15] « L’accommodement raisonnable est un moyen utilisé pour faire cesser une situation de discrimination fondée sur le handicap, la religion, l’âge ou tout autre motif interdit par la Charte [des droits et libertés de la personne]. » Commission des droits de la personne et de la jeunesse, « L’accommodement raisonnable », 2024, URL : https://cdpdj.qc.ca/fr/vos-droits/qu-est-ce-que/laccommodement-raisonnable [Page consultée le 24 juin 2024].
Photo du microphone : une gracieuseté de Jonathan Farber sur Unsplash.